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Elodie Denis, texte pour catalogue:

A l'Obéissance Physique d'Une Certaine Géométrie [Nihile Sublime] 

 

 

 

I am the law & you talkin to me 

Ce que François Hébert nous dit des rêves au détour du roman Holyoke – « Tout songe est un procès absolu de toute la réalité » –, peut-être peut-on en dire autant des œuvres d’art…  du moins celles qui méritent qu’on s’y attarde… celles qui font en sorte qu’on s’y attarde, précisément : celles qui interpellent, voire déstabilisent leurs spectateurs et interrogent son rapport au réel. Untitled (Hex or printing the infernal sentence method) de Thierry Bernard-Gotteland, présentée à l’occasion de l’exposition [Nihil Sublime] est de ces pièces qui « résistent » (selon la formule de Deleuze qu’affectionne T B-G)[1] et nous avons souhaité prendre le temps de cerner en quoi…

 

Procès verbal ? L’artiste reconnaît une première spécificité de cette œuvre (deuxième station après les escaliers au cours de l’exposition) qui arrête de fait le spectateur, par son éclat noir et irréel : elle est la seule pièce présentant un message écrit, contient les seules paroles de l’exposition. De quoi la rendre déjà potentiellement intéressante quand on sait que le plasticien souligne souvent, en souriant, l’importance de la bibliothèque dans sa formation aux Beaux-arts… « J’y ai d’abord passé 70% de mon temps, à lire, compulser divers écrits théoriques et philosophiques pour répondre à cette question vertigineuse qui m’a pris par surprise, lorsque j’ai été accepté : “Mais au fait qu’est-ce que je fais là ? Quel est mon rôle dans la société, en tant qu’artiste ? ” »… Par ailleurs, quand on le sait désormais basé à Hô Chi Minh city, au Vietnam, un pays dont il ne parle pas la langue et où il se déplace en moto, on ne peut que l’imaginer roulant à travers la ville, frappé par l’attrait visuel des messages écrits, parmi les couleurs et le chaos de la ville – « L’ homme y passe à travers des forêts de symboles »[2] –, purs stimuli esthétiques déconnectés de leur contenu verbal et conceptuel, d’où peut-être l’envie d’utiliser ce matériau graphique dans une œuvre… Car le travail sur la typographie – nerveusement façonnée à l’aide de bandes de scotch d’électricien – est indéniable dans Hex… Mais il n’éclipse pas tout signifié, comme s’en aperçoit le spectateur qui s’approche de l’imposant et sombre champ de force… pour découvrir un message noir sur noir…

 

L’œuvre, rappelons-le, est constituée de deux panneaux de congloméré rectangulaires dressés verticalement face à face de 244 x 122 cm et enduits d’une peinture industrielle brillante noire qui a le lustre des disques vinyles. Les bandes de scotch d’électricien dont on a déjà parlées, écrivent en lettres bâtons nerveuses et inclinées, presque runniques, plusieurs tirades de films sur deux paragraphes, des citations cinématographiques non référencées mais bien connues pour la plupart. « Most poor suckers are starving to death » commence ainsi le panneau de gauche (Auntie Mame, 1958) puis c’est «Wait a minute, you ain’t heard nothing yet» (The Jazz singer, 1927) avant les iconiques « You talkin to me » (Taxi Driver, 1976), « I am the law » (Judge Dredd, 1995), « I’ll be back » (Terminator, 1984) –  film de monsieur Arnold  ‛gouverneur de la Californie’  Schwarzenegger –, « Sir, yes sir » (Full Metal Jacket, 1987), « You’ve got to ask yourself a question, do I feel lucky, well do you punk ? Go ahead make my day » (Dirty Harry, 1983), «I see dead people» (The Sixth  Sense, 1999), «listen to them, children of the night, what music they make» (Poltergeist, 1982), «What we’ve got here is a failure to communicate» (Cool Hand Luke, 1967), «Here’s looking at you kid (Casablanca, 1942)… Et enfin, le début de la citation d’Auntie Mame, relégué à la fin du deuxième panneau en bas : « Life is a banquet», lequel invite alors à reprendre la lecture du premier battant (…«And most poor suckers are starving to Death», etc.) créant une circularité.

Deux battants rectangulaires qui se font face à face donc, aboyant des tirades cultes (l’artiste explique avoir pioché dans un palmarès des « 100 tirades de films les plus connues » disponible sur internet), noires sur noir, ayant toutes un certain rapport à l’autorité (s’agissant de films de justiciers, vigilante, prison, guerre avec même un futur politicien au casting pour deux d’entre eux…) ou à l’occulte, pour les extraits de Sixth Sense ou Poltergeist, mais c’est alors une autre emprise qui s’exprime, ni plus ni moins : celle du surnaturel (métaphore de toute force cachée ?)… Interpellé par la singularité de ces deux imposantes stèles d’obsidiennes griffonnées qui évoquent clairement une autre expérience cinématographique – 2001 l’Odyssée de l’Espace et ses monolithes – le spectateur se retrouve comme « pris dans une dispute de grands » reconnait à juste titre Thierry Bernard-Gotteland. Une violence symbolique pour autant stimulante dont la visée dernière n’est pas d’écraser le public (comme nous allons le voir, il ne s’agit pas d’une humiliation) mais bien de le replacer au centre  – spatialement déjà, et dans le reflet de lui-même que lui renvoie la surface noire brillante – pour en faire un co-inquisiteur du réel : de notre rapport aux médias, icones et écrans, pour être plus précis.

 

Œuvre plus ouverte que sentencieuse, l’installation émancipe ainsi le spectateur dès son titre : un emboitement de trois propositions parmi lesquelles il est virtuellement invité à choisir. L’anonymie possible (“Untitled”) cache ainsi l’option géométrique (« Hex ») puis un possible et occulte « Printing the infernal sentence method ». Pour ce qui est de cette dernière alternative, l’amateur de rock reconnait le titre d’un album du groupe rock culte de Dylan Carlson, Earth[3]. Hommage enrichi d’un mot (« sentence » au double-sens intéressant : phrase en Anglais, verdict en Français… quand on vous parlait d’un procès du réel !), l’emprunt à Earth renvoie, de façon opportune aux deux lignes directrices de l’exposition. La première, c’est la déconstruction du rock’n’roll et de ses mythes romantiques (avec une guitare électrique démantelée en fin de parcours[4]) tout comme Earth a pu déconstruire le doom par ses recherches du côté d’une musique drone minimaliste. Le deuxième, c’est le rapport aux chiffres et à la géométrie en ce qu’elle ouvre sur une dimension sacrée, T B-G n’ayant pas manqué de souligner l’influence des écrits A. Badiou dans le montage de [Nihil Sublime]. De fait on pourrait parler d’une exposition pentagramme ou mandala, c'est-à-dire d’un itinéraire géométriquement contraint à des fins d’initiation : familiariser le spectateur aux obsessions fécondes de l’artiste et le sensibiliser aux phénomènes de dogme social et de fanatisme. Explication :

 

La contrainte géométrique comme métaphore du dogme social, voilà en effet comment T B-G justifie l’agencement général de [Nihil Sublime]. « Dans nos sociétés, l’impression d’être libre est trompeuse, en ce qu’on se plie constamment à des règles tacites intériorisées depuis l’enfance, explique-t-il. Dans mon exposition, j’ai voulu rejouer ça, en contraignant spatialement le spectateur par des règles géométriques dont il n’a pas immédiatement conscience ». Ce faisant et qu’elle le veuille ou non, l’exposition de T B-G trie ses spectateurs, tel un rite de passage ancestral : le badaud pressé traversera l’exposition complètement mystifié et probablement dérangé par une certaine bizarrerie et noirceur ambiante, tandis que le visiteur patient et observateur, averti par le sous-titre (« A Physical Obedience of a Certain Geometry ») pourra déceler le montage du géomètre. [Nihil sublime] et chacune de ses pièces fonctionne donc comme une véritable école du regard : une invitation à traquer le détail, qu’il se cache dans un sous-titre ou un reflet, pour échapper à la tyrannie des apparences (telle l’illusion de la liberté). Ainsi, c’est par exemple le détail de notre réverbération à la surface noire d’ « Untitled / Hex… » qui nous permet de saisir toute la portée conceptuelle de l’œuvre en question : Hollywood fait partie de nos vies nous rappelle ce reflet. On s’identifie aux dialogues, on les garde en mémoire voire on réemploie certaines de ces tirades. Le cinéma est bien constitutif de notre grammaire psychologique, sociale et verbale et nous reflétons l’écran tout autant qu’il nous reflète….moins libre qu’on le croit.

 

 

Cinéma, géométrie mais aussi rock’n’roll, voilà donc les raisons d’être de ces deux « tables de la loi ». Le noir brillant qui rappelle les disques vinyles, le lettrage des tirades qui évoque les typographies metal (de celles qu’on imitait patiemment sur les mixtape hardrock échangées pendant nos années collège). Le scotch d’électricien prisé des roadies et autres techniciens de concerts rock…. « L’autorité présente dans ces tirades cinématographiques est aussi une notion clef dans le rock : elle existe, par l’amplification et le micro puis la réponse émotionnelle dirigée par le musicien… ce rapport de force m’intéresse » reconnait T B-G. Ce dialogue avec l’esthétique rock ne manquera d’ailleurs pas d’évoquer d’autres artistes contemporains :  Steven Shearer, Elodie Lesourd, Damien Deroubaix, Steven Parrino, Banks Violette ou encore Claude Lévêque. Seulement, à vouloir explorer l’analogie entre l’expérience du concert rock et celle de la contemplation d’une œuvre plastique, on se rend compte que le spectateur de l’exposition de T B-G est bien trop sollicité intellectuellement, bien trop déstabilisé et actif, pour pouvoir être comparé à un « fan » de musique rock écrasé par les décibels (ou du moins la représentation péjorative qu’on peut se faire après les mots de T B-G sur le rapport de force à l’œuvre lors d’un live). De fait, le spectateur de l’exposition de T B-G n’est pas un fan, mais un ampli : il lui incombe, comme on l’a vu, de traiter le signal : traquer les détails et combler les brèches de sens pour faire exister le message. Quant à l’artiste lui-même, quand bien même il chérit les musiques métal ou le cinéma, il n’hésite pas à les désosser et / ou les pervertir, dans une esthétique du clin d’œil. Impossible de parler de « fanatiques » quels qu’ils soient donc, en ce qui concerne l’univers de T B-G. On est plutôt dans une esthétique d’ « amateurs » au sens noble du terme (ceux qui aiment). À ce titre, rappelons que le nom de l’album d’Earth, Hex or Printing in the Infernal Method ayant largement inspiré celui de l’œuvre qui nous intéresse était déjà un hommage : une galanterie d’amateur adressée à l’œuvre de William Blake. De la même façon, l’amateur d’Earth qu’est T B-G nous fait subtilement partager ses prédilections… dont la musique du groupe de Dylan Carlson fait partie, tout autant que le cinéma ou le black-metal qu’évoque le travail typographique.

 

                                                                Ainsi, quand on en revient à la métaphore judiciaire par laquelle nous avions engagé cette contribution: celle de l’art comme procès absolu de tout le réel (son cinéma, ses dogmes sociaux intériorisés…) on ne peut pas (plus) faire tenir au spectateur le rôle de simple témoin ou pis, même, de « public » invité à l’audience. Si l’artiste est un juge qui ouvre la séance, met en accusation, alors le spectateur est un juré non moins actif, auquel incombe aussi voire surtout la tâche de faire sens. Réunir les indices et faire émerger la ou les significations sous-jacentes et sibyllines, voilà la mission que lui adjuge l’œuvre d’Art avec un grand « A »…celle qui, toujours, résiste (Deleuze) mais accepte le dialogue, et – paradoxalement – l’encourage par ses résistances, précisément.

 

I am the law and YOU talkin to ME… right?

 

 


 

[1] « L’art c’est ce qui résiste » (GILLES DELEUZE, « Qu’est-ce que l’acte de création ? », conférence donnée dans le cadre des mardis de la fondation Femis, le 17/05/1987)

 

[2] CHARLES BAUDELAIRE, « Correspondances » (quatrième poème des Fleurs du Mal)

 

[3] EARTH, Hex or Printing in the Infernal Method (2005, Southern Lord)

 

[4] Thierry Bernard-Gotteland, Untitled (Gotterdammerung Chamber Variation Tuned C.A.G.E.D.), 2011

 

 

 

 

 

Elodie Denis est venue au monde accompagnée d'une soeur jumelle l'année de la sortie du Retour du Jedi. Depuis toujours attirée par le côté obscur de la force que ce soit en Art ou en musique, elle a complété un master d'Esthétique / Philosophie de l'Art à la Sorbonne tout en écrivant dans divers fanzines (No brain no headache, Screaminal, Melodick...) et magazines rock (Velvet, Versus, New Noise...), a passé un CAPES de Lettres qui l'amenée à enseigner le Français au collège avant de tout envoyer aux orties (si ce n'est le journalisme rock) pour voyager au Vietnam et au Cambodge où elle vit de petits boulots précaires qui lui laissent le loisir de découvrir l'Asie du Sud Est et d'écrire.

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